Septembre 2015
La guerre n’implique pas seulement des combattants, elle implique aussi des civils, contraints de fuir pour survire. Elle concerne des enfants qui ont grandi sur les routes ou dans des camps de réfugiés. Elle implique des milliers, millions de personnes, qui portent en elles de nombreuses cicatrices. Physiques, psychologiques, celles-ci laisseront des traces indélébiles dont les traumatismes seront difficiles voire impossible à apaiser. Comment rendre compte de ces multiples réalités qui entourent la problématique de l’immigration? Si le spectacle médiatique est largement tourné vers la question des migrants, le discours ambiant semble persister à classifier, catégoriser les “ bons ” et “ mauvais ” migrants, les réfugiés politiques, économiques ou climatiques, les réfugiés chrétiens, animistes ou musulmans. Pourtant, quelque soit la dénomination qu’on leur attribue, réfugiés, migrants, demandeurs d’asile, ils sont des milliers à emprunter ces routes, et ce, depuis de nombreuses années.
Si la théorie fait une distinction, la pratique, elle, n’en a que faire car face à la route des Balkans le long et pénible périple restera le même pour tous, si ce n’est peut-être qu’à l’arrivée, s’il y a arrivée, certains seront avantagés par une politique d’immigration inégalitaire.
Les histoires sont nombreuses. Certains se sont tout fait voler, d’autres se sont perdus, faits arrêter, renvoyer, tuer, violer ou encore enlever. Chacun son/ses histoire-s. Mais lesquelles raconter. Il y en a tellement et en même temps rien d’extraordinaire, le quotidien de milliers, de millions de personnes. Aucune histoire nouvelle qui ne se détachera du lot… Mais ses histoires «ordinaires» se doivent d’être racontées parce qu’elles sont devenues banales alors qu’elles ne le devraient pas.
« Stop Evros Wall »
Dans la région de l’Evros, à la frontière entre la Grèce et la Turquie, un mur de 12 kilomètres de long et 3 mètres de hauteur a été érigé en 2012 afin de répondre aux problèmes de l’immigration en Europe. En effet, l’Evros, a été la principale porte d’entrée vers la Grèce pour les migrants. Si aujourd’hui la petite gare du village d’Orestiada est vide, jusqu’en 2012 des centaines de personnes y prenaient tous les jours le train en direction de Thessaloniki afin de se rendre à Athènes ou d’entreprendre la route des Balkans. Ceux qui n’avaient pas assez d’argent pour le train, devaient hiver comme été parcourir plus de 1000 kilomètres à pied. Ainsi en menant une politique de fermeture des frontières, la Grèce espérait résoudre le problème, pensant obliger les milliers de personnes à retourner d’où elles venaient
En opposition au mur, quelques habitants se sont réunis afin de mettre en place le blog « Stop Evros Wall », dont l’objectif était de changer la vision des habitants de la région, majoritairement en faveur du mur. Pour Panos, en effet, le mur est loin d’être une solution. “Qu’est ce que les gens s’imaginent ? Que si quelqu’un, fuyant la guerre, arrive ici et voit ce mur, il va faire demi tour et rentrer en Syrie ? Il faut savoir que les gens ne passent pas par le mur mais par le fleuve. Le gouvernement a simplement voulu prouver qu’il faisait quelque chose. Personnellement, je ne suis pas le genre de personne qui dit qu’il ne faut pas de frontière, mais allez… Il y a tout de même des vies en jeu”.
Afin de résoudre “ définitivement ” le problème, les autorités ont déployé en une seule nuit plus de 1800 policiers frontaliers en provenance de toute la Grèce, afin de renforcer temporairement le contrôle de la frontière. Les pratiques illégales, tel que le « Pushback », qui consiste à menacer par des armes et des tirs de sommation les migrants afin de les repousser de l’autre côté de la frontière, semblent être couramment utilisées. “ D’une certaine façon, le mur fonctionne, reprend Panos. Il est certain que l’addition des forces de police a aidé, en effrayant les passeurs. Seulement maintenant ils vont vers les îles. ” Si aujourd’hui la région est “calme”, il n’en reste pas moins qu’en moyenne une dizaine de personnes tente chaque jour de passer la frontière en se jouant du mur.
Par ailleurs, des milliers de personnes prennent le risque de passer par les îles. La plupart en bateau mais certains à la nage, GPS à la main. Le passage est un véritable business, du point de départ au point d’arrivée. En marchant avec elles, il est peut-être possible de comprendre, de ressentir une partie de ce que ces personnes vivent. Ceci dit, la fatigue, le stress, les frayeurs que nous partageons un moment avec elles ne sont que très partiels. Mais ce chemin en commun nous aura fait comprendre ce que nos écrans, nos journaux ne peuvent nous faire percevoir : l’immense précarité et la détresse de ces exilés forcés.
Idomeni
Nous souhaitons nous rendre à Idomeni, un village grec à la frontière avec la Macédoine, afin de rencontrer des migrants tentant de passer la frontière. Comme nombreux réfugiés, nous prenons un bus à Thessaloniki direction Idomeni. Après un peu plus d’une heure de trajet, nous sommes tous arrêtés par la police sur une station essence à Evzoni, le village voisin. Plus aucun bus ne se rend à Idomeni. Perdu, le chauffeur du bus, nous présente à Ayham, un syrien de 32 ans artiste-peintre, qui immédiatement nous insère dans le groupe. Répartis par groupes d’une cinquantaine de personnes nous attendons de pouvoir poursuivre, cette fois-ci à pied. Ayham est parti avec sa soeur enceinte et son mari afin de se rendre en Hollande. Il nous explique que nous sommes le numéro 81, le troisième groupe à passer. Dans la file, nous rencontrons Omar et Waleed, deux autres syriens. Omar, 24 ans, est étudiant en Marketing, dans une université qui fait des échanges inter-universitaires avec la Suède. Il espère simplement terminer ses études :« Je ne veux pas vivre cette époque, je veux vivre dans l’avenir, je veux pouvoir savoir ce que je ferais pour moi et ma famille dans 10 ans. ». Waleed ajoute : « Nous voulons juste trouver la paix. C’est pour ça que nous sommes partis. Nous voulons travailler pour cela. Nous ne voulons pas de votre pitiés, c’est d’aide dont nous avons simplement besoin […] Que se passe-t-il pour les gens qui sont encore en Syrie? Ici, les gens meurent en mer, mais en Syrie, ils meurent à cause des bombes, des meurtres, des bombes au phosphate, du chlore gazeux…» Waleed a 27 ans, il était en dernière année de médecine avant le début de la guerre.
Après plus de deux heures d’attente la police nous dirige vers un petit chemin sans aucune indication. Très rapidement, des croisements et des carrefours se présentent à nous. A droite, à gauche, tout droit, personne ne sait par où aller. Quelques téléphones ont bien des GPS, mais rien de très clair, notre route n’est pas reprise par Google Map. Le groupe se divisera à trois reprises, en désaccord avec la direction à prendre. De notre côté, nous poursuivons le chemin avec Ayham. Lui, n’a pas dormi depuis huit jours, ou partiellement dans les bus. Ce qui le tient éveillé : l’adrénaline, le Redbull. Clope sur clope, car pas question de refuser une cigarette proposée, nous discutons de nos vies. « Nous faisions tout le temps de la randonnée en groupe, juste pour le fun, maintenant c’est différent… » La différence, c’est qu’ici la police te contrôle, te bloque, te dit quand avancer, quand t’arrêter, te fait attendre des heures, puis t’indique un chemin sans donner aucune indication. Tu marches des kilomètres, bagages et enfants à la main sur des routes sans aucune sécurité, sans savoir où tu vas.
En arrivant à Idomeni, des centaines de personnes attendent le long des rails. Nous faisons l’appel ; chacun d’entre nous se voit assigné un numéro. Après trente minutes de pause, nous nous dirigeons vers la police afin de voir la procédure et les délais d’attente pour poursuivre la route. Certains sont là depuis plusieurs jours. Douze mille personnes attendent de pouvoir traverser. C’est un véritable camp improvisé qui s’est construit ici, sans aucune infrastructure, seulement une petite tente de la Croix Rouge, mais qui est loin de parvenir à répondre aux besoins. Un homme y criera de douleur pendant plus d’une heure, le temps que l’ambulance arrive. Une autre petite tente distribue de l’eau, chacun doit désigner un membre de son groupe pour y réceptionner une petite bouteille de 50cl d’eau par personne. C’est évidemment insuffisant, il fait plus de trente degrés. Nombreux sont ceux, par ailleurs, qui ne savent pas que de l’eau est distribuée gratuitement. Dans la région, chacun a su rentabiliser l’arrivée des migrants. Les bouteilles d’eau passent de 0,50 à 3 euros, les pêches sont à 1 euro et un marchand de glace s’est installé pour y vendre la boule à 2,50 euros, alors que la plupart n’a plus d’argent pour se nourrir. Quant aux policiers, ils ne sont que dix, dépassés et sans renfort. Les réfugiés de leur côté sont exténués, découragés, en colère. S’ils étaient préparés à la traversée en mer, ils ne l’étaient pas pour celle sur terre.
Nous quitterons Idomeni à 19h. Omar est parvenu à se faufiler dans un groupe pour traverser la frontière, ce qui n’est pas le cas de son ami Waleed. Ayham et sa famille attendent toujours. Sans tente, ils ne savent pas s’ils passeront avant la nuit. Quant à ceux qui se mettent en route, bon nombre sont blessés, déshydratés, épuisés physiquement et psychologiquement de ce chaos et de ces incertitudes qui sont loin d’être finis.. Combien de temps devront-ils encore attendre ? Personne ne le sait. Seul des petits groupes de 15 personnes peuvent passer toutes les heures, ce qui voudrait dire 800 groupes, soit 33 jours. Finalement, débordée, la police les fera tous passer vers 21h, mais ils se retrouveront bloqués quelques mètres plus loin par la police macédonienne, avant de pouvoir poursuivre vers la Serbie. Mais leur plus grande peur reste la Hongrie… Ils savent qu’ils ne se reposeront qu’une fois arrivés en Autriche, mais que trouveront-ils là-bas ? Dépouillés, ils deviendront probablement des “ cheap workers ”. Sans qualification reconnue, ils devront prouver leur bonne foi quant au fait qu’ils ne profiteront pas de notre système social; qu’ils sont prêts à “ travailler dur ” et à “ mériter ” leur accueil.
« Perdus entre deux Frontières »
Cette politique de fermeture des frontières contraint de nombreux enfants à se séparer de leur famille alors obligée d’emprunter un chemin illégal, dangereux et coûteux, afin d’accéder aux pays européens. Démunies, épuisées, certains préfèrent se séparer de leurs enfants pour qu’ils restent en sécurité pendant que le reste de la famille poursuit la route bien souvent vers l’Autriche, l’Allemagne ou encore la Suède. C’est ainsi qu’une partie des enfants arrivent à Alexandropouli chez Arsis, une ONG grecque qui prend en charge les mineurs non accompagnés. Mais les histoires sont très différentes, chaque enfant a son passé, ses souvenirs, ses traumatismes. Certains ont été kidnappés par des passeurs qui leurs ont fait passer les frontières, d’autres ont perdu leurs parents durant le voyage. Pour d’autres encore, les membres de leur famille sont devenus sans-abris. N’ ayant pas les moyens de quitter la Grèce avec leur enfant, pour le protéger, ils décident donc de le confier à l’organisation et de lancer des procédures pour le récupérer une fois qu’ils ont atteint leur destination finale. Si jusqu’à présent, l’antenne d’Arsis à Alexandropouli est parvenue à réunifier toutes les familles, les réunifications ne sont pas toujours faciles. Les sentiments chez l’enfant sont doubles, d’un côté il a hâte de rejoindre sa famille, d’un autre côté, il sait qu’il quitte une stabilité, une sécurité pour un avenir de nouveau bien incertain.
Pierre Vanneste/ Laurence Grun / Collectif Krasnyi